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D’un « check point » à l’autre
« Bienvenue à Naplouse »

Le quotidien des Palestiniens est dur, invivable. Ils ont beau être endurants. La nature humaine a ses limites. Chaque ville demeure strictement bouclée et en état de siège, quadrillée par des soldats - et des tanks, jeeps, blindés, bulldozers - qui kidnappent, déportent, tuent adultes et enfants.

20 avril 2003 | - : Israël Palestine


Naplouse

C’est l’angoisse. On se sent pris comme dans une nasse. Une angoisse d’autant plus pesante que tout cela s’accompagne sur les barrages militaires de mesures dégradantes. Des barrages (check points) fixes ou mobiles qui bouclent toute localité. Se déplacer d’un village à l’autre, entrer et sortir des villes est un cauchemar.

Les barrages servent à cela. À humilier les Palestiniens, à saper leur moral, à les terroriser, à les déshumaniser. Des jeunes écoliers, des hommes tout ce qu’il y a de plus aimable, y sont fréquemment, dans le meilleur des cas, passés à tabac. Ou menacés de morts ou arrêtés par les soldats qui, pris dans la machine militaire, obéissent à leurs officiers, décident de la vie et de la mort du père de famille qui doit aller travailler, du paysan qui doit aller labourer son champ, de la femme qui doit impérativement, urgemment, aller accoucher.

Tout se complique encore davantage quand les Palestiniens doivent se rendre d’une région à une autre. On pouvait, en d’autres temps, se rendre de Ramallah à Naplouse en moins d’une heure. Le chauffeur me dit que, si tout va bien, nous arriverons à proximité du barrage d’Howarah dans trois heures. Ensuite, il faudra changer plusieurs fois de « taxi service ».

Il n’y a que cet unique moyen de transport, le « taxi collectif » aux couleurs jaune moutarde, très onéreux pour les Palestiniens. Une fois la vieille Mercedes pleine comme un œuf - il y a trois banquettes, neuf places - le chauffeur démarre sur le champ. Curieusement, moi, qui suis généralement anxieuse en voyage, ici, malgré le sentiment angoissant, l’état de terreur, que fait régner l’occupant israélien, à côté de ces êtres dont la compagnie inspire paix et douceur, je me sens bien, en sécurité.

Eux, c’est toute leur vie qu’ils ont dû exorciser la peur. Et, même si leurs geôliers ont droit de vie et de mort sur eux, ils n’ont rien à se reprocher. Ils sont Palestiniens, fiers de l’être, libres en leur âme et conscience.

Nos yeux se croisent. On fraternise. « Welcome to Nablus » me dit ma souriante voisine. Rien ne me sépare de cette humble et amicale Palestinienne portant fichu et habit traditionnel. Une femme du petit peuple. Une grande dame. Une résistante dans l’âme assurément, qui souffre, qui aspire à la liberté, qui n’arrive pas à boucler les fins de mois ni à nourrir sa ribambelle d’enfants. Je comprend tout cela.

Notre échange empreint de respect mutuel est chaleureux, quoique limité : je ne parle pas l’arabe, elle ne parle pas l’anglais. Alors, elle enserre longuement ma main dans la sienne en signe de reconnaissance. Elle est impatiente de savoir d’où je viens, mais aussi manifestement très soucieuse de m’entourer d’attentions et, par une muette communication, de me faire sentir comme chez moi, ici, sur sa terre.

Cela m’enchante. Les femmes palestiniennes, quoique coupées du monde et soumises aux rigueurs de l’occupant israélien, sont comme toutes les femmes du monde, sensibles, vives, coquettes. Si bien que malgré leur extrême pauvreté, elles font effort pour se parer. C’est leur dignité.

Les Palestiniens ne se déplacent pas pour leur plaisir, mais par volonté de ne pas céder, par nécessité vitale. Malgré les aléas, ou à cause des aléas, voyager en compagnie des habitants rencontrés au hasard est un vrai bonheur. (Plutôt qu’avec les internationaux qui viennent ici et se déplacent en groupe de plusieurs dizaines, encadrés par des Palestiniens peu respectables, car liés au pouvoir de Ramallah, à des notables corrompus du parti Fatah ou du FPLP, qui les instrumentalisent et maintiennent à distance des "vrais palestiniens" (ce terme est de Sattar Qassem) qui eux ont refusé les compromissions d’Oslo.)

La route est incertaine ; par les temps qui courent prendre la route est même une entreprise très dangereuse. Tout peut arriver, dès lors que, confronté aux innombrables véhicules de l’armée israélienne et à ses incessants abus, vous êtes constamment exposé à l’arbitraire.

Nul n’a envie de se faire embarquer en prison ou tuer ou de se voir empêché de poursuivre son voyage. La vie doit continuer vaille que vaille et les Palestiniens sont courageux. Mais, dans le secret de leur cœur, on comprend qu’ils ne sont pas sans appréhension. Il y a des yeux qui vrillent quand surgit un véhicule arborant drapeau israélien ; des yeux qui s’assombrissent à l’approche des colonies juives hideuses, étalées sur les plus belles pentes et cimes ; des yeux qui se chargent d’amertume quand ils vous expliquent que, là-haut, camouflé dans la végétation, il y a un camp militaire israélien.

Cette appropriation progressive de leur terre par des colons qui les méprisent, les brutalisent et les déshumanisent, ne peut que les bouleverser et alimenter leur colère. Toutes ces terres fertiles leur ont été volées par des colons fraîchement arrivés de Géorgie, de Brooklyn, de Marseille ou du Pérou, des gens donc totalement étrangers à la Palestine et qui, parce que de confession juive, se sentent en droit de les chasser hors de chez eux et de s’annexer des antiques oliveraies qui sont, pour ces natifs palestiniens, leur âme, leur chair, la chair de la Palestine. Tout cela qui se passe sous leurs yeux ils ne peuvent jamais l’oublier.

On ne sait pas quoi leur dire devant ce paradis perdu. Nul n’a envie de retourner le couteau dans la plaie. Alors on reste silencieux.

Quand, après un énième et humiliant contrôle, la voiture repart sans encombre, une détente se marque sur les visages. Alors ils se confondent en remerciements et vous confient qu’il est important que l’on soit à leurs côtés, qu’ils se sentent infiniment moins vulnérables ; qu’en la présence d’étrangers les soldats se modèrent. Cela en dit long sur la discrimination raciale qui règne ici. Mais ce « pouvoir » qui est vôtre, si l’on peut dire, par le simple fait que vous n’êtes pas Palestinien, alors que vous êtes ici sur leur terre, n’est pas chose facile à assumer. Vous vous sentez responsable. Si vous ne combattez pas ce pouvoir colonial raciste vous êtes complice.

Naplouse n’est plus qu’à un kilomètre et demi. Un frisson mêlé de contentement et d’angoisse vous traverse. Vous savez qu’il y a cet endroit une grande concentration de troupes et de colons. Notre taxi, déglingué, doit quitter la route asphaltée, cahoter le long d’un terrain agricole, couper au travers d’oliveraies. Un autre taxi nous prend en charge : une Mercedes des années soixante qui peine à la montée, zigzague, s’embourbe, repart, cale.

Le chauffeur se renseigne auprès des paysans sur les endroits à éviter pour ne pas tomber sur une patrouille. Plus il s’approche d’une base militaire, plus il transpire. Ce qu’il dit être « our life » (notre vie) avec détachement, est un véritable enfer.

Le taxi ne peut aller plus loin. La route est barrée. Tout le monde doit descendre et porter son bagage. Le barrage d’Howarah mes compagnons de route le redoutent. Cette zone est tristement célèbre pour la cruauté des colons juifs, qui y opèrent en toute impunité. On ne compte plus les actes de terreur et d’humiliation qui y sont commis chaque jour, ni les morts. L’armée israélienne a confisqué toute la vallée pour y installer illégalement de nouvelles colonies juives, des camps militaires, des prisons.

Une foule de villageois dignes, pauvrement vêtus, doivent remonter à pied, chargés comme des mules, le long chemin chaotique qui les sépare du barrage. Je regarde avec une infinie compassion ces pauvres gens qui se plient à tout et vous disent « welcome » avec tant de gentillesse.

Un soldat me fait signe de passer avant tout ce monde qui attend là depuis des heures sans broncher, si sagement aligné, si étonnamment docile. Ils veulent les rendre fous ! Tout est bon pour les humilier. On sépare les gens par sexe. Les femmes passent au compte gouttes. Les hommes, eux, ne passent pas. Pourquoi moi puis-je passer et pas eux ? Je suis déterminée à rester là et à attendre mon tour.

Depuis quand attendez-vous ? Cinq heures, répond ma voisine. Le soleil cogne. Un air de lassitude les enveloppe. Ils font peine à voir. Tout cela est révoltant. Passeront-ils avant la nuit ? Seront-ils renvoyés ?

On les humilie. On les déshumanise. Ils sont impressionnants de dignité.

Silvia Cattori