écrits politiques

Français    English    Italiano    Español    Deutsch    عربي    русский    Português

Par Fedor Loukianov
La Russie au Proche-Orient : du bon côté de l’Histoire ?

La situation en Égypte penche vers la guerre civile. Impossible de prédire quelle en sera l’issue. Dans ce contexte, le constat devient évident : le conservatisme russe dans l’approche quant au Proche-Orient est plus avantageux que les tentatives de l’Occident de chevaucher les changements.

Quand le régime d’Hosni Moubarak, qui semblait éternel, s’est effondré début 2011, la réaction russe a étonné le monde par sa lenteur. Le président égyptien n’avait jamais été un ami de Moscou, demeurant loyal à Washington. Ni le Kremlin ni la place Smolensk n’avaient de raison de le pleurer, mais la haine que les responsables de la Fédération éprouvent envers les révolutions de toute sorte ne leur permettait pas de saluer le triomphe de la volonté populaire en Égypte. Face à cette réaction, les collègues occidentaux autant qu’arabes ont haussé les épaules : les Russes ne peuvent tout de même pas se montrer si rigides, et si peu penser à l’avenir, décrétaient-ils, unanimes. Les Américains se montrèrent plus tranchants encore : la Russie avait selon eux, dans le conflit égyptien, choisi le « mauvais côté de l’Histoire » en traitant avec défiance la percée démocratique au Proche-Orient.

Mais l’Histoire est sanglante – et change elle-même, sans cesse et fougueusement, son « bon côté ». Le président-islamiste démocratiquement élu a été éloigné par les mêmes généraux qui, deux ans et demi plus tôt, s’étaient débarrassés du dictateur laïc. Comment la situation va évoluer en Égypte dans l’avenir – on n’en sait rien ; et allez deviner quelles forces refléteront, dans encore six mois, la « volonté du peuple ».

La politique actuelle de la Russie au Proche-Orient est le sujet de débats constants. Moscou a-t-elle des intérêts précis, et quel rôle y joue-t-elle aujourd’hui ?

En politique internationale, la Russie est avant tout soucieuse de questions liées à une notion de base des relations internationales – la souveraineté. Certes, au cours de la campagne libyenne, Moscou a surpris tout le monde en dérogeant à sa position traditionnelle de non-intervention, mais cela n’a pas marqué le début d’une nouvelle tendance. Au contraire, par la suite, Moscou n’a fait qu’affirmer sa position de non-ingérence dans les affaires d’États souverains.

Quelle qu’ait pu être sa motivation, le président Dmitri Medvedev, en prenant la décision de ne pas bloquer l’intervention militaire en Libye, n’est parvenu, en résultat, qu’à convaincre le monde entier du caractère erroné de son geste. La position de la Russie sur la question syrienne, qui n’a pas bougé d’un iota en deux années et quelques, a vocation à le démontrer une fois pour toutes : le modèle où des forces extérieures décident qui a « raison » dans une guerre civile puis aident « celui qui a raison » à vaincre n’est pas juste.

La Russie cherche à démontrer qu’il revient au contraire aux États souverains de régler leurs conflits internes, et que l’intervention extérieure ne peut être que nuisible. Et elle se soucie peu de l’influence que cette politique aura sur ses perspectives de présence au Proche- Orient. Car à la différence de l’URSS, la Fédération de Russie ne joue pas sur tout le globe à tenter de démasquer l’Amérique et de grignoter des morceaux de sa sphère d’influence. Penser que la Russie, en Syrie, contredit consciemment et spécialement les États-Unis, simplement par principe, est une erreur. Pour tout dire, la Russie a bien un principe – mais il n’est pas lié à une obsession antiaméricaine. La Russie est animée par la conviction profonde que l’approche de l’Occident dans la résolution de ce genre de problèmes est, par nature, incorrecte.

La société russe ne croit pas à la révolution

La Russie voit les événements proche-orientaux à travers le prisme de sa propre expérience du dernier quart de siècle. La société russe contemporaine ne croit pas à la révolution : il y a eu bien trop de secousses, d’espoirs qui se sont révélés des illusions, de déceptions. La valeur de la stabilité est partagée, pour l’instant, par toutes les couches de la population. L’observateur russe ordinaire regarde avec scepticisme l’euphorie des foules exaltées au Proche-Orient, sachant comment tout cela se termine habituellement ; et l’appareil dirigeant les contemple avec une haine manifeste, projetant, qu’il le veuille ou non, l’élément destructeur sur son territoire propre.

Cela ne signifie pas que la Russie n’est pas soucieuse de ce qui se passe. Le rapport de force au Proche-Orient change fougueusement et de façon irréversible – et vers une destination, à dire vrai, parfaitement imprévisible. La première révolution en Égypte fut une percée de l’islam politique, qui promettait une expansion future. La deuxième révolution semble faire tout revenir en arrière. La vague des changements roule tantôt par-là, tantôt de l’autre côté, déferlant sur tous les pays. Le changement de président en Iran est un exemple de la façon dont le régime en place a habilement fait baisser la pression dans la « cocotte », ôtant la tension globale accumulée. Les manifestations en Turquie sont une désagréable surprise pour un pouvoir présomptueux, montrant les limites de son influence. En Irak, on assiste à la montée de la violence et des menaces de désintégration. La Syrie est dans une impasse sanglante, dans une situation où aucune des parties ne peut ni vaincre, ni céder. La Tunisie est un exemple de manœuvre relativement réussie d’islamistes ayant compris, à la différence de leurs collègues égyptiens, que le dédain politique des minorités est une voie dangereuse. La Libye, c’est le sombre désespoir…

Il y a un an, c’est tout juste si l’opinion selon laquelle la Russie avait perdu au « printemps arabe » n’était pas devenue un lieu commun. Ses derniers alliés, hérités de l’URSS, avaient disparu, leurs successeurs étaient hostiles à Moscou, et à ceux qui restaient neutres, la Russie n’avait rien à offrir. Aujourd’hui, tout cela semble un peu différent. Les « histoires de succès » révolutionnaires déçoivent. Bachar el-Assad, dont on attendait la chute dès 2011, est toujours au pouvoir. L’Iran chiite, soutenu par Moscou, mène un jeu tout à fait heureux, résistant à la pression de l’Occident et du monde sunnite malgré les difficultés intérieures et les lourdes sanctions économiques. Les relations de Moscou et Ankara, malgré des désaccords acerbes sur la Syrie, demeurent bonnes. Avec Israël se maintient un plein contact de travail et, malgré des estimations qui diffèrent, la compréhension est mutuelle au plus haut niveau. Sans compter les régimes arabes modérés qui, n’éprouvant depuis longtemps déjà plus aucun enthousiasme à l’égard de l’épopée syrienne et craignant que la déstabilisation ne se déverse chez eux, considèrent la position de la Russie comme sinon juste, du moins logique.

La Russie d’aujourd’hui s’en tient à une approche extrêmement conservatrice des affaires internationales, partant de l’hypothèse que toute évolution par-rapport au statu quo ne peut être dirigée que vers le pire et que, si elle advient, il est essentiel de ne pas se hâter – ni en jugements, ni en actes. Mieux vaut attendre, et observer. Dans une ère de changements chaotiques, un tel regard peut s’avérer plus avantageux que l’agitation incessante dans des tentatives de deviner où est le « bon côté de l’Histoire ».

Fedor Loukianov, Ogoniok
26 août 2013