Répondant à l’appel du Premier ministre et du ministre de l’intérieur, le préfet de police de Paris a interdit la manifestation prévue le samedi 19 Juillet à 15h en faveur des victimes de l’offensive israélienne à Gaza.
Par deux fois, du Niger, où son arrivée a été précédée par l’arrestation de citoyens trop curieux, qui avaient osé demander que l’on publie le contrat négocié avec AREVA pour l’exploitation des mines d’uranium, puis du Tchad, où il installait un nouveau dispositif pérennisant la présence militaire française dans le Sahel, le président de la République a justifié cette interdiction et menacé les contrevenants des lourdes peines prévues par la loi. À soixante ans d’intervalle, le gouvernement socialiste renoue avec la tradition de la SFIO, et François Hollande retrouve la politique de Guy Mollet : ne pas traiter les problèmes au fond, mais réprimer leur expression par tous les moyens, y compris la censure, en espérant qu’ils finiront par s’en aller. L’i nterdiction rend la réflexion inutile, et le geste du menton tient lieu de politique.
Voici des années que nos gouvernements censurent le débat sur la Palestine. Soyons justes : le gouvernement socialiste n’est pas le premier. Du temps de Nicolas Sarkozy, déjà il était impossible de débattre de la Palestine dans les universités. Entre tant d’exemples, rappelons-nous le jour où Stéphane Hessel, grand résistant, rescapé des camps de la mort, ambassadeur de France, s’est vu refuser l’autorisation de se rendre à l’invitation des élèves pour faire une conférence à l’Ecole normale supérieure. Le motif invoqué, déjà, était le "trouble à l’ordre public" que ne manquerait pas d’apporter à l’Ecole la présence d’un glorieux ancien élève, âgé de quatre-vingt-quatorze ans ! C’est du temps de Nicolas Sarkozy également que date la tristement fameuse circulaire Alliot-Marie de 2010, qui enjoint aux procureurs, au prix d’acrobaties juridiques relevées depuis par les tribunaux, de poursuivre systématiquement les appels au boycott de produits israéliens. La France s e distingue ainsi tant de son histoire récente (jamais on n’a criminalisé les appels au boycott de l’Afrique du Sud) que des autres pays du monde, bien plus attachés que nous à la liberté d’expression. Malheureusement, cette rupture par rapport aux normes nationales et internationales a été poursuivie et amplifiée par le gouvernement socialiste, à commencer par la circulaire Alliot-Marie, que la nouvelle garde des Sceaux, Christiane Taubira, s’est bien gardée d’abroger, en dépit de démarches répétées et persistantes de nombreuses associations.
Avec l’interdiction de la manifestation de samedi, et les menaces réitérées du président de la République, un pas de plus a été franchi. Le prétexte invoqué, le trouble à l’ordre public, est particulièrement dangereux. D’une part, en interdisant la manifestation, le gouvernement oblige les organisateurs à renoncer à l’organiser, et donc à retirer le service d’ordre, laissant ainsi le champ libre aux éléments violents, à ceux qui, de chaque côté, veulent en découdre. Le trouble à l’ordre public est assuré par le fait même qu’on déclare publiquement le craindre : c’est ce qu’on appelle une prophétie auto-réalisatrice. D’autre part, et c’est là le plus grave, le trouble à l’ordre public émane de ceux qui sont contre ces manifestations, et notamment des milices comme la Ligue de défense juive, organisation violente, interdite aux Etats-Unis et en Israël, curieusement tolérée en France, et qui a joué un rôle moteur lors des incidents du 13 juillet près de la Bastille. Ains i, le gouvernement socialiste, au lieu de protéger le droit à manifester des citoyens, donne à une milice violente un droit de veto sur les manifestations !
Pourquoi cette censure de plus en plus avérée ? Le nombrilisme de nos hommes politiques, les relations personnelles des uns et des autres, et les jeux d’influence des lobbies, jouent certainement un rôle, mais je ne suis guère qualifié pour en parler. On peut aussi y voir un autre exemple de la crise de notre démocratie, qui voit une classe dirigeante poursuivre ses propres objectifs, en décalage avec les préoccupations des citoyens. Mais je pense qu’il faut aller plus loin, et que le gouvernement socialiste, peut-être sans en être conscient, joue un rôle dans une partition orchestrée ailleurs. Que nous dit-il finalement ? Quel motif serait assez grave pour suspendre un droit aussi fondamental que celui de manifester ? Quel est ce trouble à l’ordre public qui ne saurait être évité qu’en interdisant la manifestation et non en protégeant manifestants et riverains ? Le mot n’est pas prononcé, la menace n’est pas explicitée, mais chacun comprend à demi-mot& nbsp ; : c’est de l’antisémitisme qu’il s’agit. Le gouvernement socialiste nous intime que protester contre l’offensive israélienne à Gaza relève de l’antisémitisme, et donc de l’inacceptable. Il se fait ainsi le relais du gouvernement israélien, qui utilise couramment cette accusation pour disqualifier tous ceux qui osent remettre en cause sa politique, alors que nombre de ceux-ci sont des juifs, pieux ou laïcs, sionistes ou antisionistes, Israéliens ou non, qui militent avec un courage exemplaire pour les droits des Palestiniens. Il veut ainsi nous faire croire qu’il ne s’agirait pas d’un conflit colonial, avec un occupant et un occupé, mais d’une guerre de religion, juifs et chrétiens d’un côté, musulmans de l’autre.
Cette régression de la pensée implique la régression du droit. Le gouvernement socialiste ne veut pas reconnaître la réalité palestinienne, le déni du droit à l’autodétermination, l’expulsion de 1948, le problème des réfugiés, la conquête de 1967, l’occupation et la colonisation de la Cisjordanie, le blocus de Gaza, et la résistance que toutes ces violations du droit international suscitent dans la population locale, À défaut, il se réfugie dans des schémas empruntés, et accrédite l’idée qu’il s’agit d’un conflit entre communautés religieuses. À ce compte, il n’y aurait plus de place pour une vision objective de la situation, informée par l’histoire et le droit. Il n’y aurait plus que des visions subjectives, conditionnées par nos convictions personnelles, où chaque communauté déplore ses propres morts et songe à la vengeance, le rôle du gouvernement étant de les protéger les unes des autres. D’où cette interdiction de manifester, fût-ce en faveur des victimes de ce qu’on ne peut appeler qu’un massacre de civils par des militaires surarmés.
C’est une politique inadaptée et dangereuse. Inadaptée, car elle ne fera pas avancer d’un iota la solution du problème israélo-palestinien, qui n’a strictement rien à voir avec la religion des uns et des autres. Dangereuse, car à force de répéter au bon peuple qu’il s’agit d’une lutte entre les musulmans et les juifs, on finira par le lui faire croire. On voit déjà les effets de cette politique, avec les progrès de l’islamophobie, mais il n’est pas sûr que l’on s’arrête en si bon chemin. Dans un pays comme le nôtre, marqué par un lourd passé colonial, et où l’antisémitisme a sévi ouvertement jusqu’à la chute du régime de Vichy, le racisme ne demande qu’à refleurir. Ceux qui se prévalent sans cesse de l’identité nationale et des racines chrétiennes de l’Europe, et qui décrètent que certaines populations sont inassimilables et doivent être renvoyées d’où elles viennent, font de celles-ci des proies désignées. Mais le propre du racisme, c’est qu’une fois lancé, on ne l’arrête plus. Après avoir dévoré les Roms et les musulmans, il s’attaquera aux autres, y compris à ceux qui l’auront réveillé. Pour paraphraser Niemöller : quand ils sont venus chercher les Roms, je n’ai rien dit, je n’étais pas Rom ; quand ils sont venus chercher les musulmans, je n’ai rien dit, je n’étais pas musulman ; quand ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour protester.
Mais peut-être que la réalité est encore plus simple que cela. Depuis le départ de Jacques Chirac, et le coup d’éclat qu’a été la non-participation à la deuxième guerre du Golfe, notre pays a abdiqué toute prétention en matière de politique étrangère. Il a réintégré le commandement militaire de l’OTAN, et, au Proche-Orient comme ailleurs, il s’est aligné sur les positions américaines. Où est le temps où le général de Gaulle pouvait déclarer « Maintenant, il (Israël) organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme » ? Du moins la politique actuelle du gouvernement socialiste a-t-elle le mérite de la cohérence : en toutes circonstances et en tous les domaines, en France comme à l’étranger, il est dur avec les faibles et faible avec les forts. Les Palestiniens sont plus faibles que jamais.
Ivar Ekeland, | AURDIP | 20 juillet 2014 |
Ivar Ekeland, ancien président de l’université Paris-Dauphine, président de l’association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine - AURDIP.